- SEUILS ÉCONOMIQUES
- SEUILS ÉCONOMIQUESLa science moderne insiste sur le phénomène de la discontinuité dans la structure et le développement des processus que nous présente la réalité matérielle et mentale. La théorie des quanta en physique, des approches analogues en chimie, en biologie et finalement dans des sciences humaines comme la psychologie et la sociologie montrent l’importance que ces nouvelles perspectives ont acquise. En économie politique aussi, on prend de mieux en mieux conscience de ce problème. La notion de «seuil», qui exprime la discontinuité, surgit de toutes parts: les «seuils de production» de la politique agricole commune, les «seuils d’alerte» ou encore les limites fixées à la parité monétaire dans l’Union européenne, comme les «moments significatifs des structures» évoqués par les théoriciens de l’économie, en sont autant d’aspects. Ajoutons que toute l’économie du développement est profondément marquée par la notion d’«étapes» séparées par des seuils; il faut bien admettre alors qu’une clé qui ouvre tant de portes constitue un outil important de la pensée économique.Si toute l’économie actuelle peut être considérée comme une «économie de seuils», il est indispensable de définir et de caractériser le concept de base qui explique beaucoup de ses mécanismes. On devra aussi examiner les conséquences de l’introduction de l’idée de seuil tant en ce qui concerne la théorie et les principes que l’application et la pratique.1. Une réalité très diverseOn définit les seuils économiques comme des points critiques au niveau desquels les phénomènes économiques apparaissent ou encore changent brusquement dans leur intensité ou leur mécanisme. Il existe donc des discontinuités d’intensité variable: dans certains cas, on observe un bouleversement complet de la situation. Par exemple, lors de la crise de 1929, on est passé en quelques heures de l’optimisme à la panique dans les milieux de Wall Street: c’est un seuil de rupture. Comme les phénomènes du comportement humain présentent des analogies d’un domaine à l’autre, on a comparé cette situation au seuil absolu de la physiologie: quand une source lumineuse se rapproche progressivement, il existe une distance à laquelle l’œil commence brusquement à la percevoir. On passe de l’absence du signal à sa présence. Un changement d’ordre différent interviendra si l’on modifie progressivement la couleur d’un faisceau lumineux, qui passera du bleu au vert par exemple. Le changement sera moins important et d’ordre plus subjectif pour les observateurs. De même en économie, les seuils différentiels de la physiologie correspondront à des seuils atténués ou seuils d’ajustement. On les rencontre au début des récessions, quand les commandes diminuent dans une mesure relativement modérée. Les réactions des intéressés seront plus rationnelles qu’en cas de crise.Les discontinuités peuvent en économie impliquer aussi bien un aspect psychologique qu’un caractère matériel. Pour les salaires, par exemple, il existe un seuil psychologique : si la rémunération s’abaisse par trop en pouvoir d’achat, il y aura brusquement des réactions (grèves ou autres manifestations); il existe aussi un seuil matériel pour l’employeur, qui ne peut payer durablement son personnel au-dessus de sa rentabilité.Il est possible de différencier les seuils économiques en tenant compte de la plupart des aspects essentiels de l’économie. Les discontinuités existent en statique et en dynamique; les frontières constituent par exemple des seuils pour bien des phénomènes économiques, et ce type de discontinuité statique est étudié en économie spatiale; dans beaucoup de cas, cependant, c’est le développement dynamique d’un processus qui fait apparaître des points de rupture: l’entrée dans la société industrielle pourra en constituer un cas. On peut distinguer aussi des seuils économiques sur le plan individuel ou microéconomique (pour l’entreprise qui atteint une certaine dimension, on pourra parler d’un seuil de rentabilité , dû à un facteur d’échelle) et les seuils macroéconomiques qui concernent tout un pays.Le seuil apparaît en définitive aussi divers que les structures dont il constitue la limite; il intervient aussi pour indiquer le champ d’action des divers mécanismes. Quand le nombre des offreurs se multiplie sur le marché, quand on passe du monopole à l’oligopole jusqu’au marché concurrentiel, on rencontre sur cette filière des points de rupture. Dans certains cas, par exemple, le mécanisme ne sera pas le même au-dessus de six offreurs et en dessous.L’existence de cette structure discontinue de l’économie permet d’aborder sous un jour nouveau d’une part les principes, de l’autre les applications de cette science.2. Principes économiques et seuilsL’adaptation théorique de l’étude économique doit se faire aussi bien sur le plan des méthodes d’analyse que sur celui des grandes conceptions d’ensemble, par exemple celles qui concernent l’équilibre, la croissance, les liaisons macro-microéconomiques ou l’économie généralisée, pour ne mentionner que quelques-uns des cas les plus importants.Rôle dans l’analyse économiqueL’appareil d’analyse habituel en économie politique ne traduit pas la discontinuité – il en est ainsi du marginalisme [cf. MARGINALISME ET NÉO-MARGINALISME] et des «lignes d’indifférence» [cf. OFFRE ET DEMANDE] dans leur acception traditionnelle – ou la traduit de manière insuffisante, et c’est le cas de la théorie des jeux (cf. théorie des JEUX). D’ailleurs, ces approches se schématisent soit en lignes continues dans le cas de la marge ou des courbes d’indifférence, soit en matrices, qui n’indiquent pas l’importance de la discontinuité entre les diverses situations, pour la théorie des jeux.L’analyse par seuil est beaucoup plus concrète que l’analyse à la marge; par exemple, un entrepreneur saura clairement quand les salaires tombent au-dessous du seuil minimal: des mouvements ouvriers l’en avertiront. Il ne saura guère, par contre, quand il atteint les valeurs marginales, et les fluctuations des prix, des salaires et de la productivité l’empêcheront, dans la pratique, de savoir quel est l’ouvrier marginal, le dernier qu’il a encore intérêt à embaucher. On marque parfois cette différence entre seuil et marge pour la signalisation, en disant que le seuil est une limite où il se passe quelque chose, tandis que la marge est une limite purement conceptuelle. L’analyse par seuil est donc plus pratique que l’analyse traditionnelle, et, de plus, elle peut être exprimée en général par des moyens mathématiques relativement simples, par exemple des fonctions linéaires comportant des discontinuités ou encore que l’on dit «définies par morceaux».Renouvellement des idées d’équilibre et de croissanceL’équilibre économique, tel qu’on le trouve exposé par les économistes les plus classiques comme L. Walras, repose essentiellement sur les quantités et les prix des marchandises et des services. D’où les équations qui balancent exactement des quantités égales, par exemple l’offre et la demande à un prix déterminé. On ne se préoccupe pas de savoir si ce prix provoque des tensions d’ordre psychologique ou social. L’équilibre de seuil, ou équilibre total , est fondamentalement différent: c’est un équilibre qui existe non pas sur le seul point de jonction de deux lignes, mais dans une zone située entre un seuil supérieur et un seuil inférieur. Il en est ainsi des salaires pour lesquels, nous l’avons vu, il existe un «plancher» psychologique et un «plafond» dû à des contraintes de productivité économique. À l’intérieur de la zone limitée par les seuils, les tensions ne déterminent pas de trouble; au-delà, elles dépassent le point où elles deviennent dangereuses. Les seuils d’équilibre sont donc plus riches de signification que les «équivalences» traditionnelles: ils traduisent tout un contexte psychosociologique. Ils permettent donc de meilleures prévisions. Même si la Russie atteignait dans certaines années du début du XXe siècle un équilibre de type traditionnel, les tensions existantes montraient qu’elle se trouvait loin de l’équilibre total, or cette seconde forme d’équilibre était la plus significative.Après la statique des équilibres, les seuils permettent de mieux comprendre la dynamique de la croissance. Les principales étapes du développement sont séparées par des seuils. Le seuil de départ , ou de « décollage » (W. W. Rostow), sépare le sous-développement des phases suivantes, il se situait vers 150-250 dollars de produit intérieur brut par tête en 1962. Les seuils de modernisation (P.-L. Reynaud) viennent ensuite: vers 500 dollars, où l’on entrait dans la société préindustrielle, et vers 1 500 dollars pour la société industrielle. Le passage de ces seuils est fréquemment marqué par des remous de tout genre. Les théories de psychologie économique (P.-L. Reynaud) ont montré comment les besoins variaient brusquement en nature et en intensité quand on franchissait un seuil. Assurer les besoins vitaux suffisait à beaucoup de consommateurs des pays sous-développés, mais, dans les phases suivantes, les désirs de confort («avoir plus»), puis les besoins de l’être («être plus» par l’instruction, les voyages, les soins, par exemple) dominaient successivement; ce passage de l’avoir à l’être est un seuil dans l’exigence relative à la qualité de la vie. M. Passet a donné des statistiques très précises en étudiant les budgets des consommateurs de nombreux pays situés à des niveaux divers du développement. Il montre que les grandes catégories de dépenses varient, en proportion, quand les budgets atteignent certains chiffres de dépenses. Il souligne de plus l’existence de seuils démographiques , reprenant et développant des constatations de N. Leibenstein: ces seuils séparent une zone de «natalité spontanée» et une zone de «natalité consentie» suivant que l’on dépasse ou non le minimum vital. Dans la zone de natalité consentie, un seuil de saturation des besoins sépare un type de réaction où il y a une liaison négative entre population et revenus, et une autre situation où cette liaison devient positive quand les divers besoins sont largement satisfaits.La théorie économique peut utiliser la notion de seuil dans d’autres cas. On a observé à juste titre que, paradoxalement, l’étude de la discontinuité, en soulignant comment se limitent les phénomènes, montre aussi par un autre côté ce qui les unit.Coordination de la théorie économiqueEn mesurant le degré de discontinuité, on laisse par là même une place à l’étude de liaisons profondes. On l’a constaté pour le problème de l’agrégation: le passage du microéconomique au macroéconomique. L’élargissement du marché du monopole à la structure concurrentielle aboutit bien à des mécanismes différents, mais ces mécanismes s’expliquent tous par un fonds commun sous-jacent: la conscience d’une situation avantageuse chez le monopoleur s’atténue progressivement quand le nombre des offreurs s’accroît; elle devient finalement, pour l’offreur perdu dans la masse du marché concurrentiel, la prise de conscience d’une contrainte sans recours devant le prix; mais il s’agit toujours de phénomènes de même ordre, et dont les mécanismes peuvent se ramener à des éléments communs.Dans d’autres cas, l’utilisation de la notion de seuils permet de trouver une transition entre des théories trop «dichotomiques»; par exemple, l’opposition entre les partisans d’une croissance harmonisée (qui pensent que tous les secteurs doivent être assez largement intéressés de façon harmonieuse par le développement) et les tenants d’une croissance non équilibrée entre les secteurs peut être résolue par l’étude de seuils optimaux d’écarts entre les indices de croissance par secteur.Le problème de l’économie généralisée n’est pas sans analogie avec cet aspect des seuils, mais, au-delà de la théorie, il pose d’importantes questions de politique économique.3. Les applications à l’économieLes applications du concept de seuil à l’économie, très nombreuses, sont d’inégale importance: elles vont des problèmes de système économique, libéralisme et socialisme notamment, qui ont pu être ainsi «transcendés» par des points de vue scientifiques, jusqu’aux plus réalistes questions de bilans et de moyens concrets de politique économique.La combinaison du marché et du planUne économie qui étudie le «fonds scientifique commun» de toute activité économique, quelle que soit l’idéologie en cause et quel que soit le stade de développement atteint, est appelée «économie généralisée». En théorie, le système du plan autoritaire, préconisé par le socialisme de type marxiste, et celui du marché concurrentiel libéral s’opposent irrémédiablement. En principe, chaque système présente ses avantages, soit une répartition plus rationnelle et plus juste, soit une liberté plus grande et une motivation plus intense pour le travail. En fait, tous les pays combinent à quelque degré le plan et le marché, et certains ont cru en une convergence entre les deux systèmes, avant la conversion de fait du premier à la logique du second. En économie généralisée, on dose la liberté et l’autorité pour parvenir à des résultats optimaux: par exemple, on laissera le prix fluctuer entre un seuil maximal et un seuil minimal pour bénéficier jusqu’à un certain point des avantages du système libéral, mais on limitera ces fluctuations vers le haut et vers le bas pour permettre une meilleure coordination par un plan-cadre.En fait, les distances entre les seuils d’encadrement caractérisent le degré d’autoritarisme d’un régime sur le plan économique, qu’il s’agisse des prix, des salaires, des profits, etc. Les études montrent que les seuils doivent être plus rapprochés dans les pays sous-développés et qu’un régime dirigiste leur convient généralement mieux. Après le décollage, on passe par une phase plus libérale; il en fut ainsi pour la France, au XIXe siècle. Ensuite, on observe d’une façon plus complexe des différenciations par secteurs de production: l’économie de seuil permet de prendre une position plus ou moins nuancée sur le système optimal.Bilans et repérages de seuilIl est utile de savoir également où se situent les seuils dans la politique économique courante. L’État pourra étudier des seuils fiscaux , pour limiter la pression fiscale psychologique, et aussi des seuils généraux de salaires , pour éviter les difficultés sociales. Les seuils de prix, de profits, d’intérêt permettent de régler, au besoin, la conjoncture et la croissance économiques. Des enquêtes appropriées peuvent permettre de reconnaître l’emplacement des seuils. En France, l’école de psychologie économique a montré comment certains faits sont des indices de seuils: les mouvements inattendus de la productivité, de l’absentéisme, des accidents du travail signalent par exemple qu’un seuil inférieur de salaire est proche.On peut conclure que, pour une politique économique réaliste, non seulement il est souhaitable de situer les seuils essentiels, mais qu’un bilan général des principaux seuils est même pratiquement indispensable.
Encyclopédie Universelle. 2012.